mercredi 23 janvier 2008

Pourquoi les français sont moins obèses que les autres ?



Dans la culture française, le repas demeure un rituel de convivialité qui nous protège (un peu) des ravages de la « malbouffe ». C’est l’un des nombreux enseignements de l’enquête de Claude Fischler, sociologue et Estelle Masson, psychologue, menée auprès de 7000 personnes. Ils ont en tiré un ouvrage « Manger ».

"Manger" est un ouvrage collectif dirigé par Claude Fischler [

1] et Estelle Masson, qui résulte d’un projet d’enquête comparative internationale sur les attitudes vis-à-vis de l’alimentation, du corps et de la santé en France, Italie, Suisse, Allemagne, Angleterre et aux Etats-Unis. La préoccupation sous-jacente est bien de faire progresser la compréhension de questions de santé publique en identifiant éventuellement certains facteurs ancrés dans la culture de ces peuples qui pourraient contribuer à rendre compte des différences observées sur le plan de la santé, notamment l’obésité. L’ouvrage, soutenu par l’observatoire OCHA [2] complète la série des ouvrages consacrés au thème de l’alimentation [3] Ce programme de recherche a été réalisé de 2000 à 2002 en trois vagues, qualitatives et quantitatives, et a porté sur un total de 7 000 personnes.

Les premiers chapitres de l’ouvrage, notamment le chapitre II intitulé « Mesurer et comparer » présentent de façon très didactique les enjeux liés à l’analyse sociologique des comportements alimentaires. Focalisons-nous par exemple ici sur ce qui a trait à une approche comparative entre pays. La première étape exploratoire a consisté à constituer sur chacun des terrains des focus groups, qui avaient pour vocation de faire émerger, grâce aux interactions interindividuelles et au travail de groupe, un éventail diversifié et complet de composantes d’attitudes et de représentations, mais aussi de saisir des spécificités nationales. L’analyse des résultats de cette première phase a permis de dégager l’intérêt de certaines thématiques, de préciser les hypothèses et de faire saillir des différences nationales. Or c’est là qu’on on peut situer un enjeu majeur d’une enquête comparative : faut-il traduire le questionnaire d’un terrain à l’autre ? Dans chaque pays, avec chaque groupe de discussion, le chercheur perçoit rapidement une certaine tonalité de discours, un vocabulaire spécifique. Dès la phase exploratoire, une « différence » américaine et une spécificité française se font jour. Chez les Français, ce qui est de prime abord mobilisé, c’est plutôt le registre de la sociabilité et de la commensalité (le partage de la table), tandis que les Américains placent le débat dans le champ de la nutrition. Ces spécificités nationales sont envisagées dans les chapitres III, « Individualisme et convivialité » et IV « Ce que bien manger veut dire : principes d’un pays l’autre » Tout au long de cette première partie rédigée par Fischler et Masson, qui est composée de huit chapitres, les principes de précaution méthodologiques sont exemplifiés pas à pas. On comprend bien le déroulement de l’enquête, la nécessité des trois phases de son déroulement. L’enjeu est de savoir si les différences, les oppositions très marquées et très significatives qui apparaissent entre l’échantillon américain et les autres pays sont de nature exclusivement culturelle ? Sont-elles liées à certaines caractéristiques propres à la culture du pays envisagé ? Ou procèdent-elles de différences chronologiques entre les pays dans le cours de leur développement vers une modernité unique ? En particulier le chapitre VII « Hétéronomie, autonomie, anomie » propose des hypothèses et explique méthodiquement leur pertinence par rapport à des questions soulevées par les résultats exploratoires.

La première partie est très séduisante. La suite de l’ouvrage laissée aux différents chercheurs locaux séduit d’autant plus. L’ouvrage fourmille de pistes de réflexion. Ainsi dans le chapitre I de la seconde partie « Nostalgie et érosion des compétences alimentaires : le vécu des Britanniques » de A Beardsworth, est abordée la notion de compétence alimentaire, à partir du sentiment de son déclin, compétences tant culinaires que conviviales. La réflexivité des sociologues sur leur terrain est toujours présente dans ces chapitres de présentation de données, p 147, l’auteur s’interroge sur le terme de compétence (competence) et sa signification en anglais. Le chapitre III « Manger à l’italienne en Suisse romande » rédigé par L Ossipow, s’attache à la notion de métissage alimentaire. Le chapitre IV « Alimentation et identité nationale : le soi et l’autre en France et aux Etats-Unis », écrit par C Shields-Argelès, part de l’hypothèse que les représentations dominantes du soi national en France et aux Etats-Unis informent les débats collectifs et les stratégies individuelles vis-à-vis de l’alimentation. Ces débats nourrissent l’idée d’un antagonisme indépassable entre une France pays de la haute cuisine et des produits haut de gamme, et les Etats-Unis comme celui de la malbouffe et de l’homogénéisation industrielle, les Français comme de fins gourmets et les Américains comme des inconditionnels du fast-food. Dans ce chapitre, l’idée est soutenue que la nation reste un principe déterminant de l’alimentation. La troisième partie de l’ouvrage s’ouvre à d’autres pays, un chapitre étant consacré au Japon et l’autre au Brésil. Le dernier chapitre est confié à J.-P. Poulain, « Du bon beurre à la nouvelle graisse ». Ce dernier chapitre s’ajoute à l’ouvrage sans grande cohérence, on aurait préféré un chapitre de synthèse, plus conclusif.

L’ouvrage est d’un grand intérêt, à la fois pour ses apports méthodologiques et son analyse réflexive de la méthodologie employée, mais aussi pour ses résultats. La seconde et la troisième partie de l’ouvrage sont très abordables et ludiques.
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1] Claude Fischler est l’auteur de L’Homnivore publié en 1990
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2] OCHA pour Observatoire Cniel des Habitudes Alimentaires, on pourra visiter le site www.lemangeur-ocha.com.
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3] On pourra se référer à ce propos à l’ouvrage paru en 2006 de Faustine Régnier, Anne Lhuissier et Séverine Gojard, Sociologie de l’alimentation, Coll. Repères ou encore à l’ouvrage de J-P Poulain, Sociologies de l’alimentation. Les mangeurs et l’espace social alimentaire, Editions Privat, 2002.

Vous pouvez lire l’interview de Claude Fischler et Estelle Masson sur le site d’OCHA
www.lemangeur-ocha.com/actualites/actualites/134/


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